Sainte-Anne, plage de Bois-Jolan. 23h23.
La dernière année d’études du jeune François Bonfils fut particulièrement éprouvante. Il se demande encore par quel miracle il a réussi à obtenir sa licence. Des créatures infernales ayant l’aspect de chiens monstrueux ont longtemps hanté ses rêves. Accumulant les nuits blanches, incapable de se concentrer sur ses études, il a fini par se résigner en annonçant à ses parents qu’il allait probablement devoir doubler son année. Si sa mère a su se montrer compréhensive, tant il est vrai que son fils fut l’un des témoins majeurs des évènements ayant marqué l’île, son père lui a reproché son manque de courage et de pugnacité. « Man fou a i ! » , lui a répondu son ami Jimmy, certes quelque peu éméché, lorsque François lui a rapporté l’anecdote. « De toute façon, tu l’as eue, ta licence, non ? Alors, passe à autre chose ! » Les étudiants de la faculté de Fouillole ont investi l’une des plus belles plages de la commune de Sainte-Anne, y improvisant une soirée marquant la fin des examens. Peu leur importent leurs résultats, titulaires de diplômes comme futurs redoublants se sont retrouvés pour prendre part aux festivités et marquer le coup de la fin d’une année scolaire particulièrement difficile.
François observe son ami se déhancher au rythme du raggamuffin. Jimmy ne peut s’empêcher d’aguicher les jeunes filles, pour la plupart faussement outrées. Certaines d’entre elles, amusées, gloussent en le singeant, à son plus grand bonheur ! « Il est pas beau, ce putain de temps ? lance-t-il à François, allez, viens profiter un peu ! » François fait la grimace. — Merci, mais je crois que je vais lever le pied sur ma conso d’alcool. Ces derniers temps, ça ne m’a pas beaucoup porté bonheur, tu le sais. — Qui te parle d’alcool ? Regarde-moi ces beautés, timal ! Allons leur proposer de danser sur le prochain zouk ! — Désolé, Jimmy, mais je n’ai vraiment pas le cœur à ça, pas ce soir. — Eh bien, reste dans ton coin ! Moi, je n’ai pas l’intention de dormir seul ce soir, si tu vois ce que je veux dire ! François observe de loin le petit manège de son ami. Jimmy accoste assez maladroitement une très jolie fille, son état d’ébriété n’aidant guère. Alors que la partie semble mal engagée, la demoiselle semble, finalement, ne pas refuser ses avances. Veinard, pense François. Quelques secondes à peine après un zouk particulièrement lascif, les deux tourtereaux partent s’isoler dans un coin reculé de la plage, à l’abri des regards. « Eh ben, mon cochon ! J’espère que tu te chausseras, au moins ! » lance, à voix haute, François à son compère, avant de rougir en croisant le regard amusé d’une jeune femme assise sur le sable.
Jimmy est aux anges, il plonge son regard dans les yeux verts de sa conquête. Une fille d’une beauté à couper le souffle. Jackpot, Jimmy ! Jackpot ! Non non ce n’est pas possible, tu dois rêver ! Oui, c’est ça, une telle beauté, ça n’existe que dans les rêves ! La déesse aux yeux émeraude lui caresse la joue en souriant timidement, il frémit. Mon Dieu, si c’est un rêve, ne fais pas sonner le réveil, fais que les volets de ma chambre soient bien fermés, et surtout, tue ce satané coq ! » Comment t’appelles-tu ? » lui demande-t-il. Pas de réponse, mais la main douce lui caresse le visage de plus belle, ce n’est pas pour lui déplaire. « Muette ? Tu préfères le langage des signes ? Tu as raison, on s’en fout, après tout, on sait très bien ce que l’on veut, toi et moi ! » La demoiselle est vêtue d’un paréo blanc interminable qui lui masque entièrement les jambes. Le tissu immaculé caresse la surface du sable comme le ferait la traîne d’une robe de mariée. Jimmy y voit un signe. Il se montre plus entreprenant en approchant ses lèvres du visage de la belle. C’est là que tout se joue, mon vieux… ça passe ou ça casse. Au grand étonnement de Jimmy, la demoiselle n’attend pas que sa bouche rencontre la sienne. Elle s’avance et embrasse goulûment le jeune homme, tout heureux que tout aille aussi vite. Le soleil s’est couché il y a belle lurette, mais il fait encore très chaud. Sans doute combinée aux effets de l’alcool qu’il a ingurgité, cette chaleur fait tourner la tête du fêtard. Allons, mon vieux Jimmy, ce n’est pas le moment de perdre tous tes moyens ! Faut pas te reposer sur tes lauriers ! Faut assurer, maintenant ! « Wouhaou ! Tu me fais tourner la tête, Doudou ! Tu embrasses comme personne ! » Pour toute réponse, la beauté sourit et embrasse une seconde fois l’autoproclamé Don Juan des Caraïbes. Second moment d’extase, plus intense celui-là. L’étudiant en est presque groggy, des feux follets se déplacent devant ses yeux qu’ils frottent énergiquement. Le sol se dérobe légèrement sous ses pieds. Tu nous fais quoi là, mon vieux ? Pas le moment de tourner de l’œil, hein ! Pense à la tronche de François quand il saura que tu es sorti avec la plus belle femme des Antilles ! Pense même à celle des autres couillons qui te prennent pour un loser ! Troisième baiser, plus profond, plus long celui-là. Jimmy a le souffle coupé. Il ne comprend pas ce qui lui arrive. Un goût métallique, tenace, lui donne un haut-le-cœur. Il hoquette, puis s’excuse maladroitement. « Excuse-moi, je crois que j’ai bu le ti-punch de trop… » Il inspire un grand coup en levant les yeux au ciel. Les étoiles se meuvent en une étrange farandole. Il pose le regard sur la jeune femme, toujours tout sourire, elle ne semble pas être inquiétée par l’état de Jimmy. Il se dit que c’est préférable, ce serait dommage que l’histoire s’arrête là. Il s’approche pour l’embrasser une quatrième fois, quand il sent de la bave couler le long de son menton. Merde. Il s’excuse encore une fois avant de se détourner en essuyant maladroitement son visage du revers de la main. Il frémit. Ses doigts sont recouverts de sang. Qu’est-ce que… Une violente crampe d’estomac le plie en deux, il semble que l’alcool qu’il a ingurgité soit à la recherche de l’air libre. Jimmy a l’impression de se trouver au centre d’un tourniquet lancé à pleine vitesse. De violents maux de tête le plaquent au sol. C’est comme si son crâne abritait une version miniature de la Soufrière en pleine activité. Il vomit un liquide épais et noir, très vite absorbé par le sable. En temps normal, il aurait honte de lui, honte de la situation. Mais l’humiliation d’avoir perdu la face en présence d’une fille n’est rien en comparaison de la panique qui le gagne lorsqu’il comprend avoir régurgité du sang, du sang en très grosse quantité. Le visage collé contre le sable poisseux, haletant, il tente de se relever en poussant sur ses bras, comme s’il allait effectuer une série de pompes. Il se veut rassurant : « Ça…ça va aller, Doudou, je ne sais pas ce qui m’arrive, peut-être le bokit que j’ai mangé tout à l’heure… il… il devait être avarié… » Pas de réponse, mais le jeune homme entend le tissu du paréo glisser jusqu’à lui. Les pieds de la déesse des îles apparaissent à hauteur de son visage, soulevant des grains de sable qui lui brouillent la vue. Il cligne des yeux, puis pose maladroitement une main sur la jambe de sa conquête, imprimant les marques sanglantes de ses doigts sur l’étoffe blanche. « Désolé… je vais nettoyer tout ça. » Ayant perdu toute lucidité, il prend appui sur le tibia de la jeune femme afin de se relever. Le tissu du paréo se déchire, révélant le mollet de la demoiselle. Jimmy a une moue dubitative. La beauté se néglige, il n’a jamais vu de jambe aussi poilue, si ce n’est chez sa vieille tante Berthe, une réfractaire à l’épilation. Mais une chose le hérisse, la fille possède-t-elle une prothèse ? Sa cheville est aussi fine qu’une branche d’acacia. Où est son pied ? Probablement enfoui dans le sable, pense-t-il. Le jeune homme parvient avec force difficulté à rouler sur le dos. Il frissonne, ayant la désagréable impression d’avoir le dos aspergé d’eau glacée. « Je vais bien, donne-moi juste quelques secondes, tout tourne… » Toujours pas de réponse. Jimmy s’agace et lève les yeux vers sa conquête. Peu importe s’il rate son coup ce soir, il est prêt à l’invectiver. Il est pétrifié d’effroi. La beauté n’en est plus une.
(Image tiré du film Jennifer’s body avec Megan Fox)
Fin de l’extrait
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